TOUT DOIT DISPARAITRE 1ère partie
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Les
années ont passé, la table est desservie, Jacques PREVERT Mais
non, ma jeunesse est finie... Gérard
de NERVAL
J'entends du fin fond de mes souvenirs les rires et les disputes qui ont rythmés les repas de la famille qui s'assemblait ici. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Se demandait le poète ; Objets inanimés, avez-vous donc une mémoire ? S'enquiert mon esprit.
Les chaises sont vides, retrouvant dans leur inutilité le charme tout esthétique que leur ont donné des mains passionnées. Les murs sont vides, tristes. Ils pleurent des larmes de poussière sur le parquet froid. Pas un tableau pour distraire l'esprit, pas un tapis pour réchauffer l'ennui. Même les vitres ne laissent plus passer le jour. Elles sont recouvertes presque entièrement d'une pellicule opaque qui s'y est déposé lentement, patiemment, méthodiquement.
Quel rêve troublant, je me sentais vraiment mal à l'aise. Mais la pièce ne bougeait pas, elle ne disparaissait pas, elle était toujours là devant mes yeux, comme pour me prouver son existence bien réelle.
Toutefois, tout n'était pas comme lors de ma précédente visite. La table semblait un peu plus vieille, et puis, oui, il manquait une chaise. Il n'y avait plus que six, et je suis sûr qu'il s'en trouvait sept auparavant. J'en suis persuadé. Plus étrange encore, l'horloge marchait toujours, mais l'heure qu'elle indiquait, elle, était immuable. Les aiguilles étaient bloquées sur midi moins une. (Ou, peut-être, minuit moins une.) Les vitres étaient maintenant complètement obscurcies, mais la lumière était toujours aussi forte. Alors j'eus peur, et mon délire cessa brusquement.
Il y avait déjà cette table, mais elle était recouverte d'une nappe de soie brodée de dentelle. Une nappe aux couleurs chatoyantes, rayonnantes de vie. Autour de la table les chaises, par dizaines, ne désemplissaient jamais. Les heures défilaient une à une, dans une insouciance pleine de gaieté. IX
Je crois que, malgré ma peur, je vais essayer de retourner là-bas. Peut-être parviendrais-je à trouver la solution de cette énigme troublante ? Je me demande ce qui aura pu changer cette fois encore. Je me demande jusqu'où cela pourra m'emmener. Je me demande ce qui se passera lorsque la pièce se sera vidée de ses meubles, complètement vidée, et qu'elle tombera en ruine...
Et là, sur ma droite, contre le mur, une sorte de buffet, ancien, est apparu. Ma surprise est immense. Cela va contre la logique qui semblait régir cette pièce. On voit bien que ce buffet n'est pas neuf, et qu'il a déjà servi de nombreuses fois. Pourtant, il garde un charme intact. Peut-être même est-il plus intéressant maintenant qu'il a une histoire en lui. En tout cas, malgré les apparences, il ne rentre vraiment pas dans le style du reste du mobilier. Il a un quelque chose d'indéfinissable qui lui confère une personnalité bien distincte. Il sera intéressant de voir comment cela va évoluer. A part çà, rien ne semble avoir changé, à l'exception, peut-être, d'un voile de poussière qui est en train de se déposer sur la table.
Il a disparu et je ne pense pas qu'il revienne un jour. Malgré tous ses efforts apparents, il n'avait jamais réussi à s'intégrer dans le décor. Il n'avait pas su accorder sa personnalité avec celles des autres. Au contraire, toutes ses tentatives n'avaient servi qu'à l'éloigner, au fur et à mesure, de son objectif. Alors il est parti, ou peut-être a-t-il été chassé ? Je ne sais pas. En tout état de cause, il n'est plus là, et cette pièce qui m'est devenue si familière a retrouvé sa funèbre monotonie. Seule l'atmosphère qui y règne a subi un changement notable. Elle est bien plus triste, plus désespérée, plus désespérante aussi.
Les convives rassemblés autour de la table changeaient sans cesse. Certains étaient immuables et s'asseyaient perpétuellement à la même place. D'autres, par contre, disparaissaient, souvent pour ne jamais reparaître. Ils étaient remplacés par de nouveaux convives qui disparaissaient à leur tour. Et le cycle continuait, invariable. Je me souviens que les meubles eux-mêmes changeaient. Pourtant ils semblaient rester les mêmes, mais, presque imperceptiblement, ils se modifiaient. La table grandissait, puis rapetissait peu après. Les chaises perdaient un barreau, certaines le retrouvaient, d'autres pas. L'horloge changeait le son de son carillon et ses aiguilles se mettaient brusquement à tourner à l'envers. Des rideaux apparaissaient aux fenêtres, des tentures, tout à coup, recouvraient les murs. Le parquet se muait en marbre. Tout ceci se passait parfois en même temps, parfois de manière isolée, mais, jamais, cela ne parvenait à troubler le cours de la vie qui passait. Comme aujourd'hui, le temps s'écoulait, immuable et indifférent.
Il n'y a plus de main secourable et charitable qui voudrait bien remonter les balanciers de l'horloge et débloquer ses aiguilles. Personne pour s'approcher des vitres et regarder dehors. Voir à travers elles le paysage qu'elles voudraient offrir. Plus rien ne sert ici. Tout est là et pourtant, tout pourrait disparaître sans rien changer au cours du temps. Objets inanimés, pouvez-vous mourir un jour ? Ma réponse est oui, en tout cas ceux là le seront bientôt.
La lente érosion continue jours après jours. Tout se désagrège sans bruit, presque imperceptiblement. Les chaises disparaissent les unes après les autres sans que rien ne semble pouvoir les en empêcher. Elles sont comme frappées d'une maladie incurable, une vieillesse prématurée, qui les vainc une à une. J'ai l'impression, le pressentiment, que je commence à comprendre enfin ce qui se passe ici. Mais ce ne peut pas être cela. Je ne veux pas croire en l'exactitude de mes pensées. Tout serait tellement douloureux si j'avais raison ! Et pourtant, tout parait si plausible...
Cette fois encore, à mon arrivée dans la pièce, mon "chez moi " mental, je n'ai pu que constater la disparition d'une autre chaise. Celle qui semblait pourtant la plus apte à résister aux assauts du temps. Mais elle a laissé ses deux dernières compagnes seules. Cependant, il y a quelque chose de nouveau. Je ne saurai pas dire quoi. Quelque chose d'indéfinissable. Un changement d'atmosphère, une altération de la lumière, ou peut-être un petit courant d'air que je n'avais jamais remarqué auparavant. Je sais qu'il faudra que je me tienne prêt à un événement vraiment inhabituel lors de mes futurs visites. Peut-être trouverai-je alors les preuves que je recherche avec tant d'empressement et de crainte. |