TOUT DOIT DISPARAITRE 1ère partie

 

Les années ont passé, la table est desservie,
presque tous les convives sont morts et quelques-uns
à la guerre, mais sur la nappe des souvenirs, pour
quelques-uns encore vivants, les arlequins de la
mémoire dansent le reste du temps.

Jacques PREVERT

Mais non, ma jeunesse est finie...
Adieu, doux rayon qui m'a luit,
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, il a fuit!

Gérard de NERVAL


UNE PIÈCE


I


C'est étrange, ce calme m'inquiète. Je suis seul, au milieu de cette pièce déserte. Il n'y a qu'une table, une grande table en bois, épaisse et sans aucun doute pesante. Sa couleur est déjà passé. Le temps, ici aussi, a accompli son œuvre et déposé sa patine. Seules quelques chaises, sept au total, l'entourent. Gardes immobiles, elles semblent veiller sur elle dans leurs manteaux d'osier. On devine qu'à l'origine, jadis, il devait y en avoir bien plus, avant que leurs cinq compagnes, aujourd'hui manquantes, ne soient trahies par leurs pieds rongés par l'ennui et l'âge.

J'entends du fin fond de mes souvenirs les rires et les disputes qui ont rythmés les repas de la famille qui s'assemblait ici. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Se demandait le poète ; Objets inanimés, avez-vous donc une mémoire ? S'enquiert mon esprit.


II


Comment suis-je arrivé ici ? Je n'en ai pas la moindre idée. Sans doute ai-je dû pénétrer par cette porte massive, encore entrouverte derrière moi. C'est probable, c'est même certain. Mais pourquoi, et comment, suis-je entré ? Ceci est un mystère. Qui donc a-t-il voulu m'envoyer en ce lieu étrange et inquiétant ?


III


Peut-être ai-je été hypnotisé par le lent balancement régulier de l'horloge, là-bas, contre le mur ? Une horloge en tout point identique à celles qui peuplent nos souvenirs d'enfance. Haute et imposante, elle semble rappeler combien le temps qui passe et s'écoule en nos âmes subordonne le moindre de nos actes, nous rend prisonnier sans espoir, jamais, de rémission. Elle bat la cadence de nos vies, égrenant chaque heure les coups qui nous vieillissent.


IV


Il n'y a rien d'autre. La table est nue, femme impudique et indifférente, dévoilant tout sans retenue, ses atouts les plus beaux, ses rides et ses défauts.

Les chaises sont vides, retrouvant dans leur inutilité le charme tout esthétique que leur ont donné des mains passionnées.

Les murs sont vides, tristes. Ils pleurent des larmes de poussière sur le parquet froid. Pas un tableau pour distraire l'esprit, pas un tapis pour réchauffer l'ennui.

Même les vitres ne laissent plus passer le jour. Elles sont recouvertes presque entièrement d'une pellicule opaque qui s'y est déposé lentement, patiemment, méthodiquement.


V


C'est alors que je me dis que je devais être en train de faire un de ces rêves coutumiers qui m'habitent. C'était la seule explication à ma vision parfaite de la pièce cependant que presque aucune lumière ne pénétrait dans ce lieu. C'était aussi, et surtout, la seule explication rationnelle à ma présence. Mais, le besoin que l'on a de trouver, ou du moins de chercher, une explication rationnelle à tout, est-il bien utile ? Ne suffit-il pas, parfois, de se laisser porter par les événements ? Vaste question à laquelle je ne peux pas répondre, à laquelle personne ne peut répondre de manière nette et définitive...


VI


Bien sûr, tout ceci n'était qu'un rêve, juste un songe. Mais cette digression mentale devait avoir une signification. Que pouvait donc représenter cette pièce déserte ?

Quel rêve troublant, je me sentais vraiment mal à l'aise. Mais la pièce ne bougeait pas, elle ne disparaissait pas, elle était toujours là devant mes yeux, comme pour me prouver son existence bien réelle.


VII


Je suis retourné dans cet univers parallèle, cet univers fantôme. Mais, cette fois-ci, je connaissais les lieux. Mon étonnement a donc été moindre.

Toutefois, tout n'était pas comme lors de ma précédente visite. La table semblait un peu plus vieille, et puis, oui, il manquait une chaise. Il n'y avait plus que six, et je suis sûr qu'il s'en trouvait sept auparavant. J'en suis persuadé.

Plus étrange encore, l'horloge marchait toujours, mais l'heure qu'elle indiquait, elle, était immuable. Les aiguilles étaient bloquées sur midi moins une. (Ou, peut-être, minuit moins une.)

Les vitres étaient maintenant complètement obscurcies, mais la lumière était toujours aussi forte.

Alors j'eus peur, et mon délire cessa brusquement.


VIII


Maintenant, je me rappelle un rêve que je faisais souvent lorsque j'étais enfant. Dans ce rêve, je me trouvais dans une immense pièce, semblable à celle de mon songe actuel. Cependant, cette pièce était remplie de meubles hétéroclites. Elle brillait intensément car le soleil y pénétrait de toutes parts. Elle n'était pas vide, ni déserte, oh non ! C'était un fourmillement incessant d'hommes et de femmes de tous âges.

Il y avait déjà cette table, mais elle était recouverte d'une nappe de soie brodée de dentelle. Une nappe aux couleurs chatoyantes, rayonnantes de vie.

Autour de la table les chaises, par dizaines, ne désemplissaient jamais. Les heures défilaient une à une, dans une insouciance pleine de gaieté.

IX


Aujourd'hui, il me semble que cette pièce est un peu moins grande, mais qu'elle est pourtant la même. Je me demande ce que cela peut bien signifier. En quoi ces rêves peuvent-ils être liés ? Je suis de plus en plus persuadé qu'il y a un rapport entre eux, mais je n'arrive pas à le saisir.

Je crois que, malgré ma peur, je vais essayer de retourner là-bas. Peut-être parviendrais-je à trouver la solution de cette énigme troublante ?

Je me demande ce qui aura pu changer cette fois encore. Je me demande jusqu'où cela pourra m'emmener. Je me demande ce qui se passera lorsque la pièce se sera vidée de ses meubles, complètement vidée, et qu'elle tombera en ruine...


X


Ca y est, m'y voici de nouveau. Un coup d'œil me suffit pour constater qu'elle a un petit peu rapetissé. Oh, pas beaucoup, juste quelques millimètres. Cependant, je suis sûr de moi : Elle est un petit peu plus petite que lors de mes premières visites.

Et là, sur ma droite, contre le mur, une sorte de buffet, ancien, est apparu. Ma surprise est immense. Cela va contre la logique qui semblait régir cette pièce. On voit bien que ce buffet n'est pas neuf, et qu'il a déjà servi de nombreuses fois. Pourtant, il garde un charme intact. Peut-être même est-il plus intéressant maintenant qu'il a une histoire en lui. En tout cas, malgré les apparences, il ne rentre vraiment pas dans le style du reste du mobilier. Il a un quelque chose d'indéfinissable qui lui confère une personnalité bien distincte.

Il sera intéressant de voir comment cela va évoluer. A part çà, rien ne semble avoir changé, à l'exception, peut-être, d'un voile de poussière qui est en train de se déposer sur la table.


XI


Maintenant je suis certain que ce buffet est un intrus ici. A chacune de mes venues, il est un peu plus différent du reste. Il semble rajeunir et devenir de plus en plus beau. A mon avis, cela ne peut pas durer encore bien longtemps. Il va se passer quelque chose, bientôt, mais quoi ? Si seulement je parvenais à comprendre enfin ce rêve, peut-être alors pourrai-je essayer d'imaginer la suite des événements ? Au lieu de les subir passivement.


XII


Encore une énigme de plus. Depuis quelque temps, le buffet avait accéléré le rythme de ses transformations. Un jour c'était ses portes qui brillaient de plus belle, le lendemain son vernis qui paraissait retrouver son lustre d'antan. Et puis ce matin, quand je suis revenu, il n'était plus là. Il ne restait que les marques, pas très distinctes, de ses pieds sur le parquet poussiéreux.

Il a disparu et je ne pense pas qu'il revienne un jour. Malgré tous ses efforts apparents, il n'avait jamais réussi à s'intégrer dans le décor. Il n'avait pas su accorder sa personnalité avec celles des autres. Au contraire, toutes ses tentatives n'avaient servi qu'à l'éloigner, au fur et à mesure, de son objectif.

Alors il est parti, ou peut-être a-t-il été chassé ? Je ne sais pas. En tout état de cause, il n'est plus là, et cette pièce qui m'est devenue si familière a retrouvé sa funèbre monotonie. Seule l'atmosphère qui y règne a subi un changement notable. Elle est bien plus triste, plus désespérée, plus désespérante aussi.


XIII


Je me rappelle de nouveau mon rêve d'enfance. Lui aussi évoluait, je m'en souviens.

Les convives rassemblés autour de la table changeaient sans cesse. Certains étaient immuables et s'asseyaient perpétuellement à la même place. D'autres, par contre, disparaissaient, souvent pour ne jamais reparaître. Ils étaient remplacés par de nouveaux convives qui disparaissaient à leur tour. Et le cycle continuait, invariable.

Je me souviens que les meubles eux-mêmes changeaient. Pourtant ils semblaient rester les mêmes, mais, presque imperceptiblement, ils se modifiaient. La table grandissait, puis rapetissait peu après. Les chaises perdaient un barreau, certaines le retrouvaient, d'autres pas. L'horloge changeait le son de son carillon et ses aiguilles se mettaient brusquement à tourner à l'envers. Des rideaux apparaissaient aux fenêtres, des tentures, tout à coup, recouvraient les murs. Le parquet se muait en marbre.

Tout ceci se passait parfois en même temps, parfois de manière isolée, mais, jamais, cela ne parvenait à troubler le cours de la vie qui passait. Comme aujourd'hui, le temps s'écoulait, immuable et indifférent.


XIV


Hélas, il n'y a personne maintenant pour égayer cette morne pièce. Elle semble vivre et évoluer par habitude, parce qu'il le faut bien. Mais tout ici est inutile, sans intérêt. Personne n'est là pour s'inquiéter du sort des quatre chaises qu'il reste, ou de l'état de la table qui parait devoir bientôt s'écrouler sur le sol souillé.

Il n'y a plus de main secourable et charitable qui voudrait bien remonter les balanciers de l'horloge et débloquer ses aiguilles. Personne pour s'approcher des vitres et regarder dehors. Voir à travers elles le paysage qu'elles voudraient offrir.

Plus rien ne sert ici. Tout est là et pourtant, tout pourrait disparaître sans rien changer au cours du temps. Objets inanimés, pouvez-vous mourir un jour ? Ma réponse est oui, en tout cas ceux là le seront bientôt.


XV


Qui d'entre elles sera la suivante ? Il n'y en a plus que trois. Trois chaises vides rassemblées autour de la table, sujets désemparés face à un trône sans roi.

La lente érosion continue jours après jours. Tout se désagrège sans bruit, presque imperceptiblement. Les chaises disparaissent les unes après les autres sans que rien ne semble pouvoir les en empêcher. Elles sont comme frappées d'une maladie incurable, une vieillesse prématurée, qui les vainc une à une.

J'ai l'impression, le pressentiment, que je commence à comprendre enfin ce qui se passe ici. Mais ce ne peut pas être cela. Je ne veux pas croire en l'exactitude de mes pensées. Tout serait tellement douloureux si j'avais raison ! Et pourtant, tout parait si plausible...


XVI


Je ne veux rien dire encore. Je garderai le fruit de mes déductions pour moi. Je tiens d'abord à recueillir des preuves irréfutables pour avancer ma troublante théorie. Je suis lâche, je l'ai toujours été, Et maintenant encore j'ai peur. Une peur incontrôlable. J'ai peur de ce que j'ose à peine supputer. Mon Dieu, faites que je me trompe. Même si je ne sais pas, si je ne sais plus si je crois encore en vous, je vous en prie, dites-moi qu'une fois encore je suis dans l'erreur, que mon imagination se laisse de nouveau emporter dans des délires sans fondements. S'il vous plaît, sauvez-moi !


XVII


A quoi peuvent donc servir mes prières ? A exorciser mes peurs ? Sans doute. A m'aider à affronter l'insoutenable vérité ? Evidemment. Mais Dieu tu m'abandonnes à mon triste sort.

Cette fois encore, à mon arrivée dans la pièce, mon "chez moi " mental, je n'ai pu que constater la disparition d'une autre chaise. Celle qui semblait pourtant la plus apte à résister aux assauts du temps. Mais elle a laissé ses deux dernières compagnes seules.

Cependant, il y a quelque chose de nouveau. Je ne saurai pas dire quoi. Quelque chose d'indéfinissable. Un changement d'atmosphère, une altération de la lumière, ou peut-être un petit courant d'air que je n'avais jamais remarqué auparavant. Je sais qu'il faudra que je me tienne prêt à un événement vraiment inhabituel lors de mes futurs visites. Peut-être trouverai-je alors les preuves que je recherche avec tant d'empressement et de crainte.