TOUT DOIT DISPARAITRE 2ème partie

 

O temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourez les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

Alphonse de LAMARTINE

L'horloger est un receleur
Le temps volé il le revend ailleurs
Mais ne dit pas où c'est

Jacques PREVERT


UNE RENCONTRE


XVIII


Et bien voilà ! Elle est arrivée la solution à l'énigme. Je le pressentais et j'avais raison.

Mon arrivée aujourd'hui a été accueillie par la voix d'un vieil homme qui avait pris place sur l'une des deux chaises restantes. Il était assis, face à la porte, face à moi, guettant ma venue avec la patience et la sagesse que lui avait conféré son âge. Oui, il était vieux. Son visage était ridé par une multitude indénombrable de sillons profonds. Ses cheveux étaient blancs, mais pas d'un blanc habituel, d'un blanc pur et solennel. Ses mains croisées devant lui paraissaient encore vigoureuses, toutes à son image, elles étaient immobiles et paisibles.

Pourtant il y avait dans ses yeux l'étincelle de la jeunesse toujours présente. Une lumière dansante qui me transperçaient jusqu'à l'âme, me laissant nu et sans défense.

" Approchez-vous jeune homme, prenez place à mes côtés. N'ayez pas peur, que voulez-vous qu'un vieil homme comme moi puisse contre vous. Venez vous asseoir, venez m'écouter. J'ai une bien longue et bien triste histoire à vous conter. Ne craignez rien, je ne veux rien de vous, je connais déjà tout de votre vie, de votre âme et de votre cœur. Approchez donc. "

Je suis donc allé m'asseoir sur la dernière chaise et je me rendis compte que jamais auparavant je ne m'étais assis ici. Je n'avais même jamais essayé de toucher un des meubles de cette pièce avant que le vieil homme ne m'y invite. C'était comme si j'avais voulu croire toujours en leur irréalité.

" Qui êtes-vous ? Etes-vous le propriétaire de ces lieux ? Je n'ai pas peur de vous, je veux juste que vous m'expliquiez ce qu'il se passe ici. "

" Qu'importe mon nom. Je suis et c'est suffisant. Je suis comme vous, de passage dans cette pièce. Je n'en suis pas le propriétaire, il se peut que personne n'en soit le propriétaire. Je lis dans vos pensées que vous avez déjà trouvé l'explication de tout ceci. C'est pour cela que je suis venu. Vous avez raison mon cher ami, mais vous ne savez pas tout... Oh non ! "


XIX


" Cette pièce est bien votre vie, elle est apparue en même temps que vous et disparaîtra avec vous. C'est pour cela qu'il n'y a pas de propriétaire, à part vous peut-être ? Mais, est-on le propriétaire de sa propre vie jeune homme, ou appartient-elle à l'humanité en général, et aux personnes qui la croisent en particulier ? "

" Ma vie m'appartient parce qu'elle est ce que j'en fais. Et personne ne peut la diriger à ma place. Mais elle est aussi aux autres, parce que l'on vit ensemble et que tous nos destins sont liés... Je ne sais pas qu'elle est la bonne réponse. "

" Je ne vous demande pas de répondre. Il est des questions pour lesquelles on ne peut pas trouver de réponses. Peut-être n'y en a-t-il pas, peut-être y en a-t-il trop... ? "

" Vous avez exacerbé ma curiosité, quelles sont donc toutes ces choses que j'ignore ? "

" Elles sont nombreuses. Vous ne savez pas ce que font ces meubles dans cette pièce, ce qu'ils représentent dans votre vie. Vous ne savez pas ce que sont devenus tous ces gens qui vivaient ici autrefois, et qui ont disparu au fur et à mesure. Vous ne savez pas de quoi sera fait l'avenir de cette pièce, votre avenir. Moi je le sais, et je suis là pour vous le dire et essayer, si vous le voulez, de le modifier, de le rendre meilleur. "


XX


" Tous ces meubles sont la représentation de vos rêves, de vos actes et de vos désirs. Souvenez-vous, dans votre enfance, il y avait une profusion de meubles de toutes sortes, car vos rêves étaient à la hauteur de votre insouciance. On rêve tant lorsque l'on est enfant. On s'imagine que le monde n'attend que vous pour prendre enfin sa vraie dimension. On pense que la Terre sera un jour à ses pieds. Et nos rêves vivent, ils croissent, se multiplient et s'embellissent jours après jours. Bien sûr, ils se modifient fréquemment mais, jamais, ils ne s'éteignent. Notre vie est constamment occupée par les amis, les copains, la famille, toutes ces personnes que l'on aime et qui sont notre univers. Quelquefois des visages changent, au gré du temps, mais il y a toujours du monde pour nous soutenir et nous accompagner tout au long du chemin.

Le temps passe, les heures défilent et l'on est heureux. On ne pense pas à l'avenir, on ne pense pas au bonheur car on l'a. On oublie de se faire du souci, on croit, dans notre naïveté infantile, que le bonheur est éternel, que la vie est belle, qu'elle vaut vraiment le coup d'être vécue. "


XXI


" Puis, peu à peu, on vieillit. Cette pièce qui est notre vie rétrécit lentement. On grandit, alors on se met à réfléchir et on devient triste. Nos rêves s'usent comme les meubles. Les fioritures disparaissent brusquement. Les gens que l'on aime meurent tour à tour. Ceux que l'on croyait des amis s'éloignent sans bruit, ne nous laissant qu'une solitude de plus en plus pesante. Les heures s'allongent mais les jours raccourcissent. Le soleil qui nous inondait de lumière décide de se coucher sur notre vie pour se lever sur d'autres.

Puis, un jour, on se rend compte qu'on ne rêve plus, qu'on n'arrive plus à rêver. Malgré tous nos efforts. Alors, on s'accroche à nos dernières utopies, futiles bouées flottant sur un océan funèbre. On voulait changer le monde mais l'on se demande s'il en vaut vraiment la peine. L'horloge du compte à rebours de notre existence se rapproche des douze coups d'un minuit funeste, qui nous enverra finalement vers un autre ailleurs, vers un autre nulle part. Lorsque le dernier de nos meubles-rêves se sera évanoui dans un sanglot de regret. "


XXII


" Si vous ne prenez pas soin de cette pièce et des meubles qui l'encombrent, vous dépérirez avec eux. Il vous faudra entretenir vos rêves, les dépoussiérer de temps à autre, les revernir à chaque fois qu'il sera nécessaire. Il vous faudra prendre soin de votre vie pour en faire un jour quelque chose dont vous pourrez être fier. Ne restez immobile et attentiste. Ne vous laissez pas submerger par les démons de vos complexes et de vos névroses psychotiques.

Vivez, tout simplement, profitez de ceux qui ne demandent qu'à vous aider, qu'à vous aimer, et que vous ne voyez même pas. Si vous vous laissez aller, alors vous mourrez bientôt en ne laissant que des regrets à votre âme. Ne laissez pas cette pièce tomber en ruine sur les vestiges de vos rêves détruit. Personne ne pourra vous aider si vous ne le voulez pas. Personne ne pourra vivre à votre place. Essayez de faire un effort... Pour une fois "


" Je sais bien que vous avez raison... Mais cela ne suffit pas. Je me fiche de savoir ce que vont devenir ma vie et mes rêves. De toute façon, ils ne servent à rien et ni à personne. Ils sont là, dans un sombre recoin de ce sordide univers, à attendre que l'on vienne leur tendre la main.

C'est vrai, j'aurai tant aimé conserver l'insouciance de mon enfance, mais maintenant qu'elle est partie à quoi bon continuer à faire semblant de vouloir vivre. Je n'ai plus goût à rien. Tout me parait si dérisoire. Je me demande parfois à quoi bon errer encore sur cette Terre étrangère...

Oui, vos arguments sont valables, mais ils le sont pour vous, pas pour moi. Si vous connaissez si bien ce que je pense, vous pouvez comprendre à quel point je me hais et je me méprise. Suffisamment pour ne pas me souhaiter d'être heureux. Ma vie est trop différente de la vôtre pour pouvoir y appliquer un modèle quelconque. "


XXIII


" Non, vous n'êtes pas si différent que vous pouvez le croire. C'est vous, et vous seul, qui vous rendez différent et malheureux. C'est vous qui vous excluez et vous éloignez ce ceux qui vous aiment. Car il y en a, et sûrement bien plus que vous ne pouvez l'imaginer. Pour vous en convaincre, il vous suffit de repenser à ce buffet qui a fait une apparition si furtive dans cette pièce, et d'essayer de comprendre ce qu'il pouvait représenter. "

" Vous me dites qu'il y a des gens qui m'aiment, c'est donc qu'il représentait l'un d'entre eux... Est-ce possible ? Serait-ce cette fille qui... "

" Oui, c'est elle. Elle vous aimait. D'un amour sincère et profond. Elle en a fait des efforts. Elle a tout tenté pour prendre une place dans votre vie, dans votre univers. Hélas, rien n'y a fait, elle ne concordait pas avec vos rêves, avec vos désirs. Elle n'était pas de taille à lutter avec cette force d'autodestruction qui vous anime. Vous êtes-vous seulement rendu compte qu'elle existait ? Vous êtes-vous seulement demandé ce qu'elle pouvait éprouver à votre égard ? Vous l'avez ignoré, vous l'avez rejeté, vous l'avez blessé et meurtri pour toujours. Il ne vous aurait fallu qu'un petit peu moins d'égoïsme pour sortir de cet isolement dans lequel vous vous complaisez.

J'espérais sincèrement pouvoir vous sauver, mais vous-même ne le voulez pas. Je ne suis pas Dieu, je ne suis pas omnipotent, je n'ai pas la puissance qui vous aurez obligé à vous battre enfin. Regardez l'heure, vous voyez les secondes qui défilent lentement ? Quand elles auront fini leur décompte, il sera minuit, votre vie mourra avec vos rêves. Il est trop tard sans doute pour vous réveiller. Restez endormi sur vos illusions perdues, ne cherchez plus à rejoindre ce monde, notre monde, qui n'est peut-être pas le meilleur, mais qui n'est pas aussi mauvais que cela. Cette pièce va être bientôt condamnée, tout doit disparaître !

Nombreux sont ceux qui vous regretteront, nombreux sont ceux qui vous pleureront encore quand votre tombe sera depuis longtemps déjà recouverte par les herbes folles.

Je vous quitte maintenant, je vous chasse de ce songe... J'aurais tant voulu vous sauver ! "


XXIV


Je me suis réveillé il y a seulement quelques minutes. Je n'arrive pas à reprendre mes esprits, ma tête est lourde, mon âme est comme paralysée. Oh mon Dieu, faites que ce soit un rêve, que tout ceci ne soit qu'un délire imaginaire... Se pourrait-il qu'il soit trop tard. Se pourrait-il que j'ai déjà gâché ma vie à attendre qu'elle se passe. Oui, je suis lâche, oui j'ai peur de tout, peur des autres, peur de moi, peur de ce monde qui m'entoure et que je ne comprends pas. Mais, cela me donne-t-il le droit de me défiler perpétuellement face aux épreuves qui se dressent devant moi ? J'ai honte quand je vois ceux qui sont accablée de malheur et qui sortent toujours la tête haute et le cœur accueillant, alors que mon seul malheur est d'être moi et qu'il me détruit.

Il parait qu'il n'est jamais trop tard, qu'une seconde de joie intense suffit à compenser une vie de pleurs et de douleurs. Il faut que j'essaie d'y croire, il faut que je dise que je les aime à ceux qui remplissent mon cœur d'affection. Il faut que j'arrête de croire que je ne pourrai jamais dire un jour que je suis heureux sans mentir. Il faut que je retrouve cette fille et que je lui demande de mélanger sa vie à la mienne.

XXV


Pourvu seulement qu'il ne soit pas trop tard…

Je vous en prie, arrêtez cette horloge, arrachez-lui ses aiguilles, démontez son mécanisme, rendez-moi le temps que j'ai laissé s'enfuir.

Donnez-moi une seconde, juste une seconde, rien qu'une seconde, une dernière seconde... Eternelle !