UNE VIE EN SILENCE
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I
Une grande allée part du portail, automatique bien sûr. Elle serpente sur une bonne centaine de mètres entre deux rangées de chênes, importés directement de Bretagne. Au sortir de cette allée, la maison apparaît. Grande bastide, avec un étage et une terrasse couverte par une véranda. A droite de la bâtisse, se trouve la piscine, en forme de virgule. Au fond du terrain, accolé au pied de la petite colline, plutôt un monticule d'ailleurs, un petit bois subsiste, apportant sa note bucolique à cette exquise propriété. Le restant est entièrement occupé par une pelouse du plus beau vert. On pourrait croire, en voyant ce domaine, à la publicité d'un promoteur immobilier. Ici vivent les Dodge. La famille ne compte qu'une enfant, une fille. Ils mènent une vie bien rangée, bien propre et nette, sans vague ni remous. La vie tranquille de la bonne société. En tous cas, selon l'image qu'elle s'efforce de donner d'elle. La belle société dans toute sa splendeur, sa pureté de façade, son innocence puritaine. Les Dodge ne sont pas des extrémistes de la pensée " politiquement correcte ", " moralement correcte ". Ce ne sont pas des fascistes, loin de là, même si, naturellement, ils sont plus facilement portés vers la droite libérale. Ce n'est pas répréhensible en soi. Ceci ne les empêche pas, de temps à autre, de penser à la misère du monde. Ils donnent parfois de l'argent à des associations pour se dédouaner et faire taire leurs consciences qui, quelques fois, se manifestent. Ce ne sont pas des saints, ce ne sont pas des diables non plus. Ce sont des gens normaux, qui ont la chance d'être du moins mauvais côté de la barrière Leur nom est à forte consonance anglaise, cela est indéniable. Il vient d'un lointain ancêtre, vraisemblablement lors de la guerre de cent ans, qui est venu se battre en France ( Ce qui était la France de l'époque ), qui s'y est plu, qui s'y est installé puis a engendré sa descendance. Le père, c'est Marc. Marc Dodge. Un directeur commercial d'une grande entreprise. Son salaire est amplement suffisant pour assurer le train de vie familial. Cependant, ce n'est pas grâce à cela qu'ils auraient pu s'offrir la splendide demeure qu'ils occupent. Heureusement que Marc est l'unique héritier de la fortune familiale : Quelques millions de francs, judicieusement placés, qui procurent des revenus substantiels et garantis. Marc, avec l'aide de cette manne financière peut asseoir sa position sociale. Mais, sa reconnaissance dans son quartier dépend plus de son rang hiérarchique que de sa fortune. Dans leur quartier résidentiel, Marc n'est pas le " millionnaire ", de toutes façons, ils sont nombreux dans le coin. Non, il est " Monsieur le Directeur ". Sa femme est fière de cela. Elle peut ainsi parader dans les cocktails grâce à son mari, dont elle a su guider la carrière pour le mener là où il est parvenu. Marie Dodge, la femme de Marc. Elle voudrait bien changer de nom, devenir " Madame De " Mais, bon, il faut parfois faire des concessions pour jouer aux nouveaux riches. Au moins, a-t-elle le loisir de dire à qui veut l'entendre que " mon mari est le seul descendant d'un célèbre Lord anglais et, s'il n'avait pas eu la malchance de naître français, il serait actuellement l'uns des grands d'Angleterre. Il se pourrait même que, chut, il ne faudrait que cela se sache, mon mari soit directement affilié à la famille royale " Elle est comme cela, madame Dodge, imbue, non pas d'elle-même, mais de son mari, dont elle s'est appropriée l'identité, comme une mante religieuse, le dévorant dans une illusion d'amour, amante religieuse. Son prochain objectif est de rajouter un maître d'hôtel à son personnel qui compte déjà une cuisinière, une femme de ménage, un jardinier et un chauffeur. Puis, plus tard, dans quelques mois, elle organisera un grand bal dans la salle de réception de sa villa, pour dénicher enfin un parti intéressant pour sa fille, " sa petite fille chérie, sa petite fille modèle : Elisabeth. N'est-ce pas un prénom charmant ? Le même que celui de sa peut-être grand-tante, la reine d'Angleterre. " Justement, parlons-en d'Elisabeth. Elle vient d'avoir 17 ans. Elle est au lycée privé de Sainte Anastasie. Bien sûr, elle est en terminale scientifique. Evidemment elle n'a jamais redoublé, cela ne se fait pas, voyons ! Elisabeth est assez belle, peut-être pas lumineuse, mais douce, agréable à regarder. Son corps de jeune femme n'est pas sans attrait : Elle aura des conquêtes, c'est certain. Pour l'instant, elle se contente de rêvasser à un avenir doré qui l'attend patiemment. On ne lui a jamais rien refusé, depuis toute petite, ses désirs, ses caprices ont été exaucés. La vie est simple pour Elisabeth : Elle n'a qu'à demander et elle est comblée. Parfois, tout ceci la déconcerte un peu, elle rencontre de temps à autre, dans la rue, des jeunes de son âge qui semblent être heureux, malgré toutes les privations avec lesquelles ils doivent composer. Elisabeth ne connaît pas le bonheur, ni le plaisir. Tout lui est dû ! Elle ne connaît pas le plaisir de l'excitation, de l'impatience. Elle ne sait pas profiter du chant d'un oiseau dans un arbre. Elle veut un oiseau ? On lui apporte une volière de mésanges multicolores. Elle ne sait pas la délivrance d'un cur qui retrouve un être apprécié après une longue séparation. Elle n'a pour amis que ses condisciples de Sainte Anastasie. Le reste du monde, l'humanité populaire lui est étrangère. Elle ne connaît pas l'amour, on ne lui en a jamais vraiment offert. Elle n'a pas appris à en donner : Son père n'est presque jamais là et sa mère est absente, même lorsqu'elle est avec elle, perdue dans ses rêves de " paraître ". Mais, aujourd'hui, quelque chose est venu briser l'ordre établi. Un orage, un ouragan surgissant au milieu de l'été. Aujourd'hui, en sortant de son travail, Marc a vu une jeune femme quitter le bâtiment, juste devant lui. Ses yeux ont parcouru instantanément le chemin menant de la nuque couverte de cheveux blonds, aux fesses rondes et aguichantes. Un frisson fit tressaillir Marc, et son trouble fut immédiatement visible Sans hésiter, il a accéléré le pas et a abordé la jeune femme. Lui d'ordinaire si timide et discret envers le sexe faible. La superbe blonde s'appelait Laura. Ses yeux ont transpercé l'âme et le cur de Marc. Celui-ci a fondu devant ces deux émeraudes étincelantes. La robe de Laura s'échancrait largement sur sa poitrine. Elle semblait ne couvrir les deux seins triomphants que pour qu'on les remarque mieux. Ses jambes paraissaient se perdre au bout des hanches superbement galbées. Bref, Marc ne put s'empêcher d'inviter Laura sur l'instant. Il appela sa femme pour la prévenir " qu'un dossier urgent le retenait au bureau. Non, il ne savait pas jusqu'à quelle heure il en avait. Oui, il ferait attention de ne pas la réveiller en rentrant. " De toutes façons, pourquoi l'aurait-il réveillée ? Cela faisait bien longtemps qu'il ne se passait plus rien entre eux. Marie n'avait plus besoin de faire semblant. Elle avait obtenu tout ce qu'elle avait toujours voulu. Laura et Marc sont partis vers un petit restaurant que Marc connaissait bien. Non pas qu'il y ait mené de nombreuses conquêtes, mais il aimait à se retrouver dans cette salle calme, loin de son travail, loin de la fureur, loin de sa femme. Le patron leur offrit une table un peu à l'écart. Il les installa et partit, un petit sourire au coin des lèvres, non sans avoir lancé un rapide clin d'il à Marc, qui ne le vit pas, trop absorbé par la peau exquise de sa cavalière. Le courant est passé tout de suite entre eux. Marc n'avait pas pris la peine d'ôter son alliance, or et diamant. Cela ne dérangeait pas Laura : elle-même n'était pas mariée, et ses aventures l'amenaient souvent entre des bras " extra-conjuguaux ". Marc ne doutait pas que, dotée d'une telle beauté, Laura ne devait pas dormir seule lorsqu'elle ne le désirait pas. Le repas fut excellent. Mais Marc n'en eut aucun souvenir. Il aurait pu autant avaler une soupe au chiendent. Tous ses sens étaient captivés, accaparés par la créature fantasmatique assise face à lui. Ils sortirent du restaurant vers 22 heures et, tout naturellement, se retrouvèrent chez Laura. A peine celle-ci eut-elle refermée la porte qu'il la prenait dans ses bras, la caressant tendrement. Il entreprit lentement de la dévêtir. Marc avait du mal à se retenir, le corps de sa maîtresse du soir le mettait dans un irrépressible état d'excitation. Finalement, il céda à son désir et il la prit à même la moquette, se répandant en elle de toutes ses forces, de tout son désir, de toute sa passion. La nuit leur paru à tous les deux très courte, trop courte. Ils s'endormirent enlacés, repus et fourbus. Il était plus de 4 heures du matin, et Marc n'avait même plus la force de penser à sa femme qui dormait à la maison. Ils n'entendirent pas la clef tourner dans la serrure, pas plus qu'ils ne se rendirent compte du départ précipité et furieux de la silhouette qui avait pénétré dans l'appartement. Laura avait menti à Marc : Elle était mariée, depuis 8 ans. Elle croyait son mari parti pour une semaine en voyage d'affaire. Mais, il était rentré, suite à l'échec des négociations, deux jours plus tôt que prévu. Le mari de Laura s'appelait Régis, Régis Florent, PDG de Work-Consulting, la société qui employait Marc Vers 9 heures, en arrivant au bureau encore à moitié endormi, Marc téléphona à sa femme pour lui dire qu'il avait dormi au travail, épuisé par son dossier. Puis, sans y prêter une grande attention, il ouvrit la lettre posée devant lui. Celle-ci lui annonçait son " licenciement sans préavis ni indemnités. Et encore, estimez-vous heureux que je ne vous ai pas balancé par la fenêtre, espèce de salaud ! Vous espériez peut-être obtenir de l'avancement en baisant avec ma femme Vous l'avez dans le cul ! Et tâchez de ne pas me croiser dans les couloirs en partant. Ah, j'oubliais : Je vais mettre votre femme au courant, je suis sûr qu'elle va adorer cette splendide nouvelle " C'est à ce moment là que la vie de Marc bascula
Laura avait disparu de la vie de Marc. Elle aussi avait divorcé. A cause de son aventure avec Marc et d'autres, beaucoup d'autres, avant et après lui. Marc n'avait été pour elle qu'un coup, un bon coup d'ailleurs. Elle se moquait bien que leur unique nuit ait détruit la vie de son amant. Enfin, non, elle ne s'en moquait pas complètement, elle n'était pas cynique à ce point, mais cela ne l'affectait pas outre mesure. La vie passe, tout le monde a ses problèmes. Laura n'était pas du genre à s'inquiéter de ceux des autres. Marc était seul, livré à lui-même, avec une fille à élever. Comment faire ? Il n'en avait aucune idée. Marc n'avait jamais compris les femmes. Sa mère était morte alors qu'il n'avait que 8 ans. Son épouse n'était pas une femme En tout cas, pas une femme au sens où Marc l'entendait. Toutes les femmes que Marc avait connues, Laura incluse, ne lui avaient apporté que douleurs et peines. Et sa fille ne dérogeait pas à la règle. Il ne savait pas comment lui parler, il ne savait pas Pas du tout Puis, vint le mois de juin. Comme prévu, Elisabeth échoua une nouvelle fois au bac. Apprenant cela, Marc eut une double peine, mêlée de colère : C'était non seulement l'échec de sa fille, mais aussi le sien en tant que père. Il éclata : " Non, mais tu te rends compte ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? Je sais très bien que tu pouvais facilement réussir Tu le fais exprès pour me mettre an colère ou quoi ? " " Tu m'emmerdes, papa ! Tu entends ? Tu m'emmerdes ! " " Quoi ? " " Oui ! Tu as passé 17 ans à m'ignorer. J'ai grandi sans te voir, sans te connaître. Tu étais jour et nuit au travail, ou chez tes maîtresses apparemment Tu t'en tapais de ce qui pouvait m'arriver, n'est-ce pas ? Maman et toi, vous vous en foutiez ! Y'a que le fric qui vous intéressait. Vous m'en avez pourri, et maintenant tu voudrais que je sois heureuse, avec ton salaire de merde. Oui, ton salaire de merde ! Tout le monde sait que tu as couché avec la femme du patron, et tout le monde a peur que tu recommences. A part peut-être ceux dont la femme est trop moche pour se faire reluire avec un beau cadre dynamique. Tu me dégoûtes. Si ma putain de mère n'était pas aussi pauvre que toi, je te jure que j'irai la retrouver. Même si c'est une salope de première. Allez, je me casse, tu me gonfles ! " Marc resta là, immobile, incapable de penser, incapable de réagir. Il avait perdu tout son honneur devant sa propre fille. L'été passa, chaud, moite, agglutinant la pollution sur la cité phocéenne. Marc continuait de travailler, que pouvait-il faire d'autres ? Elisabeth traînait jour et nuit avec une bande de copains, ne rentrant que quand son père était parti, pour dormir quelque peu. Marc avait décidé de la réinscrire au lycée pour une ultime tentative. Elle avait promis de faire un effort et d'essayer de décrocher le diplôme qui faisait rêver son père. Elle voulut partir en vacances mais, après avoir payé le loyer, la pension alimentaire et les dettes qui courraient encore, il ne restait plus grand chose sur le compte en banque. Elisabeth dû se contenter des sorties nocturnes à Carry et Sausset où elle se mêlait à la foule des estivants, retrouvant ainsi l'illusion de ses vacances d'autrefois sur la Côte d'Azur. L'été s'en alla peu à peu, remportant avec lui ses vacanciers. Septembre s'installa et l'année scolaire reprit ses droits. Marc crut avoir retrouvé un semblant d'équilibre et recommença enfin à espérer. Son travail l'emmenait souvent loin de chez lui, l'obligeant à laisser Elisabeth seule. Cela ne lui plaisait pas particulièrement, mais, que faut-il faire ? L'argent doit bien rentrer si l'on veut s'en sortir. D'ailleurs, très souvent, Elisabeth réclamait de cet argent, si difficilement gagné, à son père. De plus en plus d'argent, de plus en plus souvent. Marc se demandait ce qu'elle pouvait bien en faire. Il la voyait toujours habillée des mêmes vêtements unisexes, uniforme universel d'une certaine jeunesse : Jean, t-shirt et baskets. Mais, Marc essayait tant bien que mal de se rassurer. Il s'inquiétait, bien sûr, mais il se disait que, non, elle ne pouvait pas se droguer, ce n'était pas possible. Pourtant, il avait quelques fois remarqué ses prunelles rétrécies Marc n'avait jamais été mis en contact avec ce genre de substances, et, s'il n'en ignorait pas les effets, il ne savait pas en déchiffrer avec certitude les traces qu'elles laissent sur le corps. Et puis, sa fille, même si le divorce de ses parents l'avait indéniablement affecté, n'était encore qu'une enfant, malgré ses 19 ans. Elle était encore si innocente, si raisonnable au fond d'elle. Puis,
un jour, l'évidence se fit trop forte. Le compte en banque qui
fondait comme neige au soleil d'abord, des seringues encore emballées
découvertes sous le lit ensuite, et surtout, achevèrent
de vaincre son aveuglement, son incrédulité. Marc s'assit
à la table et attendit que sa fille rentre. Lorsque Elisabeth rentra,
il la fit asseoir face à lui, lui jeta les seringues, la fixa tandis
qu'elle tentait de fuir son regard. " Non ! " Elisabeth s'était redressée et elle toisait son père, ses yeux noirs brillant de colère. " Tu n'as aucun droit sur moi, aucun droit sur ma vie. Si j'ai envie de me foutre en l'air avec cette dope, je le ferai. Ce n'est certainement pas toi qui m'en empêcheras. Tu n'es qu'un minable, un pauvre type qui s'est toujours accroché à son putain de fric, sans même se soucier de sa femme et de sa fille. Ce n'est pas maintenant que tu vas t'intéresser à moi : Il est trop tard, tu entends ? Bien trop tard. Je suis contente que tu sois tombé sur maman, tu ne méritais pas mieux qu'elle : Une pouffiasse cupide et profiteuse qui a vendu son cul pour ton héritage. Regarde-toi, mais regarde-toi donc ! Tu es fini ! Ta vie est finie ! Et le plus pathétique c'est qu'elle n'a peut-être jamais commencé. " Excédé, ne sachant quoi répondre aux attaques, qu'il savait justifiées, de sa fille, Marc se leva à son tour et gifla violemment Elisabeth. " Oh oui, je te ferai arrêter de te droguer ! Et tout d'abord, tu n'auras plus un centime de moi. On verra comment tu te débrouilleras pour acheter encore une dose. Tu ne sais pas ce que c'est que de travailler pour un salaire de misère dont on te prend presque tout avant même que tu ne le touches. Tu veux jouer à la femme, On va voir comment tu vas t'en sortir. Et encore, estime-toi heureuse que je ne te foute pas à la porte. C'est le pauvre type, comme tu dis, qui te permet de bouffer de temps à autre, souviens-toi. Tu crois pouvoir me donner des leçons sur la vie, mais tu n'y connais rien, absolument rien. Petite conne ! A quoi crois-tu arriver ? Non seulement tu fonces droit dans le mur, mais, en plus, j'ai l'impression que tu prends un malin plaisir à en agencer toi-même les briques. " " Ne crois pas que c'est en me coupant les vivres que tu vas pouvoir me sevrer. Je parviendrai toujours à m'approvisionner. Je ne suis pas si naïve que j'en ai l'air. Ne t'inquiètes pas pour moi. Je saurai m'en sortir. " Découragé, Marc sortit, laissant sa fille, et il partit oublier sa haine et sa colère au bistrot d'en face. En quelques mois, Marc avait appris à aimer le pastis et la bière et, souvent, il se noyait dans un verre pour s'empêcher de penser à ses idées noires. Peu à peu, l'atmosphère familiale revint à de plus calmes sentiments. Elisabeth ne demandait plus d'argent à son père et, elle avait même retrouvé une part de sa féminité que la drogue, un temps, lui avait ôtée. Finalement, la tactique employée par Marc avait été efficace. Décidé à reconquérir sa fille, Marc avait résolu de changer de travail. Il avait en vue un poste de vendeur dans une boutique, spécialisée en télécommunication, du centre ville. Il espérait ainsi pouvoir se rapprocher de sa fille et passer plus de temps avec elle. Marc a commencé chez son nouvel employeur au début de février. Son travail ne l'enchantait pas vraiment Pas plus que l'ancien. Mais, cela ne le dérangeait plus. Sa vie était réglée maintenant. Elle se déroulait sans heurt, tout y était rangé, classifié. Seuls le préoccupaient les horaires à respecter, les retards à éviter. Les rêves s'endorment quand les réveils sonnent. Hélas, contrairement à ses espérances, sa fille ne s'est pas rapprochée vraiment de lui. Il n'y a plus d'accrochages entre eux mais, le silence s'est installé, et Marc a énormément de mal à le briser. Pourtant, il a réalisé tout ce que sa vie d'autrefois lui a fait manquer. Il ne connaît pas sa fille, comme il ne connaissait pas sa femme. Maintenant, il voudrait tant exprimer à sa fille toute la tendresse qu'il éprouve pour elle à présent. Après l'avoir longtemps, inconsciemment réprouvé. Trop d'indifférence a empêché les liens affectifs de joindre leurs deux âmes, leurs deux curs. Marc aime Elisabeth, il s'en rend compte enfin. Serait-il déjà trop tard ? Lui aurait-elle définitivement, irrévocablement échappée ? Les premières années d'une vie sont primordiales dans cette relation père-fille. Marc a laissé presque 19 ans d'amour s'envoler sans y prendre garde. Il prie un Dieu, en qui il n'a jamais crû autrement que pour perpétuer la " tradition " familiale, de lui venir en aide, de lui offrir les clefs de l'affection de sa fille. Il croit bien avoir franchi victorieusement quelques étapes. Les résultats scolaires d'Elisabeth sont en nette progression : Peut-être aura-t-elle son bac, cette fois-ci ? Il arrive même, par quelque jour heureux, qu'elle lui sourit. Et son sourire éclaire subitement sa terne existence. Marc se dit, qu'après tout, il a fait quelque chose de positif dans sa vie Le printemps qui revient semble mettre des couleurs dorées sur les joues de sa fille. Marc est heureux, du mieux qu'il peut l'être. Parfois, il voudrait arrêter sa vie sur cette image de bonheur. Comme une photographie, un cliché du sourire de celle qu'on aime.
Soudain, il regarde l'heure : 8 heures ! Sa rêverie l'a mis en retard. Voilà son parcours quotidien millimétré complètement bouleversé. Il devrait déjà être en bas, à démarrer sa vieille guimbarde rouillée. Cela le met de mauvaise humeur. Il prend son attaché-case au similicuir râpé. Il n'en a pas une grande utilité, mais il lui donne une certaine contenance, une certaine prestance. Puis, Marc ouvre la porte. Le téléphone sonne : Encore un contretemps. Lui qui met un point d'honneur à arriver le premier tous les jours. Il décroche malgré tout, c'est l'hôpital des Quatre-Vents. Son ex-femme y a été admise la veille. Elle a eu un sérieux accident, et il va falloir l'opérer. Une opération délicate et risquée. Marie voudrait voir sa fille auparavant, de peur de ne plus jamais pouvoir la revoir. C'est normal. Marc raccroche et appelle son travail. " Non, il ne viendra pas aujourd'hui. Il essaiera d'être là demain. D'accord, on a besoin de lui, pas de problèmes. " Elisabeth est déjà partie, elle prend le bus 75 chaque matin. Celui qui passe par la corniche. Elle aime sentir l'air marin et voir cet infini horizon rectiligne avant de s'enfermer dans les salles de classe. Marc descend l'escalier, monte dans la voiture et s'en va chercher Elisabeth au lycée. Son esprit s'égare et il manque rater la route du lycée, cette route qu'il n'a pas l'habitude de prendre. Arrivée devant le lycée, la grande porte le ramène des années en arrière, au temps où lui aussi fréquentait encore les établissements scolaires. C'est avec difficulté qu'il pénètre dans la cour, subitement assailli par une puissante vague de nostalgie. Il regarde les lycéens qui peuplent la cour. Les tenues ont un peu évolué depuis son époque, mais, au fond, c'est toujours un peu la même histoire qui se répète, inlassablement. Marc s'amuse à repérer les personnages incontournables de ce lieu : Le groupe de filles qui parlent à longueur de temps, qui parlent et reparlent encore. L'assemblée de vieux habitués qui, apparemment, ont, pour beaucoup d'entre eux, largement dépassés la date de péremption. Sur les bancs, cachés derrière les arbres, des couples se forment et abritent plus ou moins discrètement, de moins en moins discrètement au fur et à mesure qu'avance l'année, leurs amours adolescentes. Marc se souvient de ses premiers flirts, et de l'inscription qu'il avait gravée dans l'écorce d'un arbre : Pour la vie. Il ne se souvient plus du nom de sa fiancée d'alors, mais cela n'a plus d'importance maintenant. Au fond de la cour, des artistes en herbe grattent des guitares, se prenant pour des stars avec leurs groupies en extase. Plus loin, d'autres artistes en herbes en fument de peu légales. Marc se demande où peut se trouver sa fille dans ce fourmillement futile et stérile. Ses yeux volent de visage en visage, sans apercevoir Elisabeth. Il ne sait même pas dans quelle classe elle est. Elle est en terminale, c'est le seul renseignement dont il soit sûr, mais laquelle ? Soudain, il reconnaît une copine d'Elisabeth, assise seule, à l'écart. Marc l'a vu sur l'une des inévitables photos de classe, prise par un robot de la photographie qui ne voit plus les visages, sauf ceux qui dépassent du cadre. Il ne connaît pas le nom de la fille, mais il espère qu'elle pourra le renseigner. Il s'approche d'elle, un peu hésitant, toujours cette timidité qui s'empare de lui quand il s'agit de parler à une femme " Excuse-moi, je voudrais te demander un petit renseignement. Saurais-tu où est-ce que je pourrais trouver mademoiselle Dodge ? " " Je ne sais pas si je dois te le dire C'est pour quoi au juste ? " " Ben, disons que c'est personnel. " " Ah, c'est pour ça Elle est en cours à cette heure là. Mais, si tu veux, mon biquet, tu peux venir avec moi. C'est le même prix qu'avec elle. Et, pour cent balles de plus, je te fais même mon spécial Tu ne seras pas déçu du voyage, je te le garantis ! " Marc ne saura jamais comment il a fait pour rentrer. Il ne retourna pas travailler ce jour là, ni le lendemain IV
Marc crèvera seul, il le sait. Il finira comme il a toujours vécu : Perdu sur son île intérieure. Jamais il ne s'est véritablement intégré dans le monde, dans la société urbaine et civilisée. Quelques fois, à la faveur de la nuit, il tente une folie. Il va jusqu'au bout de la rue. Mais, arrivé au premier carrefour, le vide l'entoure et l'assaille. Il se sent aspiré par un monde étranger, alors il rebrousse chemin et se précipite dans son îlot de certitudes. La ville représente pour Marc le néant où se perd le peu d'esprit qu'il lui reste. Alors, Marc se rassoit sur sa chaise branlante, bancale. Il ouvre une autre canette et il se noie de nouveau dans son oubli. Ce matin, inquiet de ne pas voir depuis plusieurs jours le vieil ivrogne, celui aux trois packs de bière quotidiens, l'épicier a appelé les pompiers. Ils ont retrouvé le corps de Marc, allongé au milieu d'un tas de canettes vides. Autour de lui, une tribu dansait de joie, libérée du joug d'un dieu tyrannique. Ils ont aussi remarqué de bizarres totems plantés un peu partout sur la peau de Marc. En y regardant de plus près, ils auraient pu découvrir des centaines de mineurs creusant de microscopiques galeries à travers son corps.
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